Carte raisonnée de la France (1791)
Construction sociale, la carte renferme, dans ses tracés et ses décorations, les relations de pouvoir, les pratiques culturelles, les impératifs et les priorités sociales dominants dans la société. (Nelson-Martin Dawson)
Analysons en deux temps cette carte de Louis Brion de la Tour dressée à la fin du 18e siècle. Dans un premier temps, prenons connaissance des éléments figurant sur la carte et, dans un deuxième temps, interprétons la vision de son auteur.
Première étape
La France est représentée dans son environnement géographique:
1° les frontières politiques: Angleterre et îles anglaises, Pays-Bas autrichiens, Allemagne (Cercle du Haut-Rhin, Palatinat, Cercle du Bas-Rhin, Souabe), Suisse, Italie (Savoie, Piedmont), Espagne (Catalogne, Aragon, Navarre);
2° les frontières naturelles: Golfe de Biscaye ou de Gascogne, Océan (Atlantique), La Manche, Pas de Calais, Alpes, Golfe de Lion, Mer Méditerranée, Pyrénées.
Le territoire français est subdivisé en régions
1° administratives (83 départements comprenant 547 districts),
2° judiciaires (83 tribunaux criminels et 547 tribunaux civils),
3° ecclésiastiques (10 arrondissements métropolitains comprenant 83 évêchés).
Les signes conventionnels figurant dans la légende (et les couleurs) rendent compte de ces découpages. Toutefois, l’auteur explique dans ses commentaires l’absence d’un grand nombre de petites subdivisions concernant des districts. Par ailleurs, le cartographe présente sous forme de tableau les transformations des anciennes provinces en nouveaux départements; ici aussi, les petites subdivisions sont ignorées.
Les mesures sont omniprésentes:
1° les coordonnées géographiques, avec les méridiens de Paris (en haut de la carte) et de l’île de Fer (en bas de la carte). Les degrés des longitudes et des latitudes, subdivisés en quatre segments, sont inscrits tout autour du cadre inférieur de la carte;
2° l’échelle graphique est exprimée en lieues communes de 2 283 toises, et 25 au degré, tandis que l’échelle de la Corse est exprimée en milles de Corse, de 68 au degré; les distances sont établies en fonction des itinéraires routiers vers la capitale;
3° les statistiques sur la superficie (environ 27 000 lieues carrées) et la population (25 500 000 habitants) de la France sont inscrites dans un tableau; l’importance démographique des centres urbains est indiquée par la typographie: les noms villes ayant plus de 50 000 habitants en lettres capitales; les noms centres ayant entre 20 000 et 50 000 habitants en lettres romaines (italiques), tout comme les chefs-lieux de département et les villes épiscopales ayant moins de 20 000 habitants.
Toutes ces données sont factuelles et dénotent le caractère objectif de la carte. Cette distinction est largement expliquée et revendiquée par l’auteur dans un long commentaire intitulé Note impartiale et libre, ainsi que dans un Avis essentiel. D’ailleurs, le titre même de la carte témoigne de la rigueur intellectuelle du cartographe: Carte raisonnée de la France. Ainsi donc, ce document cartographique du siècle des Lumières correspondrait à la vérité.
Seconde étape
Sans minimiser les données factuelles contenues dans la carte de Louis Brion de la Tour (v.1743-1803), esquissons une interprétation sociale plutôt que strictement géographique.
Contrairement à ses dires, le cartographe ne saurait être impartial et libre puisqu’il est au service du roi Louis XVI. Il a inscrit lui-même cette servitude en bas du cartouche de titre: Louis Biron, Ingénieur - Géographe du Roi. De plus, l’auteur reconnaît l’autorité de l’Assemblée nationale dans les énoncés suivants:
1° une soumission à une législation (décret): Carte raisonnée de la France suivant la Division décretée par l'Assemblée Nationale;
2° une reconnaissance à caractère féodal: Le 4 juin 1791, l’Assemblée Nationale a agréé l’hommage de cette carte.
L’ensemble de la carte reflète une vision partiale de la France:
1° un pays où le pouvoir est centralisé à Paris (les distances des itinéraires sont fonction des distances routières avec la capitale);
2° un pays où le pouvoir est exercé et structuré par la classe supérieure; à l’exemple des petites villes ou bourgs (sous prétexte de rationalisation), les autres classes sociales sont ignorées par le cartographe.
Ce document cartographique, destiné à la classe dirigeante, la seule dont les membres étaient susceptibles d’en payer le prix de vente, reflète l’autorité, la vision et les ambitions de cette classe supérieure. Les structures bureaucratiques indiquées sur la carte sont des instruments de contrôle politique, judiciaire et ecclésiastique. À l’appui, les installations militaires (places fortes) et les réseaux de transport (routes, rivières navigables, ports maritimes et océaniques) innervent le pays.
L’illustration d’une chaîne brisée dans le cartouche de titre ne saurait faire illusion, pas plus que la date de la Révolution (14 juillet 1789) et le bonnet phrygien où figure le mot Liberté, mais pas les mots Égalité et Fraternité. Cette carte représente seulement une certaine France, celle du pouvoir, et non celle de toute la France, celle du peuple français.
En guise de conclusion, peut-on affirmer que sur cette carte du siècle des Lumières, la raison obscurcit la réalité, défigure la société et dénature la vérité au bénéfice de l’élite?
Carte
1791 - France - Carte raisonnée de la France suivant la Division décretée par l'Assemblée Nationale, 1° en 83 Départemens comprenant 547 Districts, autant de Tribunaux criminels que de Départements et autant de Tribunaux civils que de Districts ; 2° en 10 Arrondissemens Métropolitains renfermant autant d'Evêchés que de Départemens / Par Louis Brion de la Tour, Geographe du Roi. - Source: gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Références
Dawson, Nelson-Martin. - L'Atelier Delisle. L'Amérique du Nord sur la table à dessin. - Québec: Septentrion, 2000. - 306p. - ISBN 2-89448-173-X. - [Citation, p.19].
Harley, John Brian. - «Maps, Knowledge, and Power» (1988). - Dans The New Nature of Maps. Essays in the History of Cartography. - Introduction par J. H. Andrews. - Baltimore et Londres: The Johns Hopkins University Press, 2002. - 333p. - ISBN 978-0-8018-7090-9. - P. 51-81. - [Version numérique].
Exercice
À titre comparatif analysez (environnement géographique, divisions territoriales, mesures) et interprétez (auteur, vision, pouvoir) cette carte de la France (1641) éditée par Jean Boisseau:
Carte
1641 - France - Topographie francoise ou Representations de plusieurs villes, bourgs, chasteaux, maisons de plaisance, ruines & vestiges d'antiquitez du royaume de France designez par deffunst Claude Chastillon / Et mise en lumiere par Jean Boisseau, enlumineur du Roy pour les cartes geographiques, demeurant en l'isle du Palais, sur le quay qui regarde la megisserie, à la Fontaine de Jouvence royale pres le Pont Neuf, à Paris. M.DC.XLI. - [Livre] - Source: gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Références
Jean Boisseau (BnF)
Claude Chastillon et sa « Topographie française » (Marie Herme-Renault, Bulletin Monumental, Année 1981, Volume 139, Numéro 3, p. 141-163)
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