Avec une cinquantaine de cartes, Franquelin est certainement le plus important cartographe de la Nouvelle-France. […] L’œuvre de Franquelin n’a toutefois pas connu la renommée qu’elle méritait. Le fait que ses cartes soient demeurées manuscrites n’a guère attiré l’attention des historiens et des bibliographes.
(Jean-François Palomino, La mesure d’un continent)
Des reproductions de la carte de l’Amérique du Nord (1688) de Jean-Baptiste Franquelin peuvent être consultées au Centre de conservation de BAnQ, sous les cotes G/3300/1688/F73/1977 CAR (fac-similé, 58 x 92 cm) et NMC 44358 (deux microfiches).
Une copie de la carte peut être consultée sur le site de la Bibliothèque du Congrès, avec une visionneuse ou directement en haute définition (37,1 Mo). Le manuscrit original (101 x 158 cm) est conservé à la Bibliothèque du service de la Marine (Vincennes). Il est reproduit dans La mesure d’un continent.
Produite par un géographe du roi et destinée à celui-ci, la carte de 1688 vise un but éminemment politique : illustrer l’hégémonie française en Amérique du Nord. Les ornements, la typographie et la délimitation des frontières le démontrent clairement.
Les quatre ornements de la carte sont obliquement reliés entre eux, le premier axe en lien avec le Ciel (nuage et angelots) alors que le second évoque la Terre (plantes stylisées).
Les deux illustrations de la première diagonale occupent une place prépondérante sur la carte : les armes du roi en ouverture et une scène de théâtre en fermeture. À l’exemple des symboles affichés au fronton d’un château royal, trois fleurs de lys sont surimposées sur un globe terrestre où la Nouvelle-France est esquissée. Ce globe est surmonté par une couronne et encadré par les colliers des ordres de Saint-Michel et du Saint-Esprit. Reposant sur un nuage, ces armes évoquent la monarchie de droit divin.
Tel un joyau, la capitale de la Nouvelle-France est dévoilée par une levée de rideau en fin de lecture. De part et d’autre de la scène, sous le titre du tableau, un angelot aux ailles blanches élève son regard vers les armes du roi (en survolant l’Amérique française) et un autre aux ailles foncées pointe son regard vers Québec. La capitale, ainsi révélée, est offerte au roi comme un trésor merveilleux. La présence de navires et la localisation du port du Cul-de-Sac, au premier plan, évoquent le lien maritime qui relie la métropole à sa colonie. La légende des principaux édifices de la ville de Québec est affichée sur le frontispice d’un socle.
Aux extrémités de la seconde diagonale de la carte, le cartouche du titre et celui de l’échelle indiquent d’une façon encore plus précise le but politique du document. Le cartouche du titre, retranscrit en français contemporain, contient quatre parties :
- titre du document : Carte de l’Amérique septentrionale, depuis le 25e jusqu’au 65e degré de latitude et environ 140 et 235 degrés de longitude,
- régions : contenant les pays du Canada ou Nouvelle-France, la Louisiane, la Floride, la Virginie, la Nouvelle-Suède, la Nouvelle-York, la Nouvelle-Angleterre, l’Acadie, l’île de Terre-Neuve et autres.
- sources et mandat : Le tout très fidèlement dressé, conformément aux observations que l’Auteur en a faites lui-même pendant plus de 16 ans, par l’ordre des Gouverneurs et Intendants du Pays, pour le service du Roi, et pour leur instruction particulière; et suivant les mémoires et Relations qu’il a eu soin de recueillir exactement par le même ordre et pendant le même temps, de tous les Voyageurs les plus entendus qu’il a consultés et confrontés avec une application toute particulière en l’année 1688.
- auteur et lieu : Par Jean-Baptiste-Louis Franquelin, hydrographe du Roi à Québec, au Canada.
L’échelle 1 /140 lieues est surmontée des instruments de précision utilisés par Franquelin pour dresser sa carte : compas à pointes sèches, équerre, échelle et compas de variation. La présence de ces instruments souligne le caractère scientifique de la carte et, par conséquent, la validité de son contenu documentaire. Même les tracés erronés du cours inférieur et de l’embouchure du fleuve Mississipi témoignent du souci de Franquelin de tenir à jour ses informations, ces données incorrectes lui ayant été communiquées par Cavelier de La Salle en 1683.
La typographie de la carte est tout aussi instructive sur le but poursuivi par son auteur. Les différentes tailles des caractères rendent compte de l’emboîtement des espaces géopolitiques. Voyons quelques exemples :
- taille 1 : Canada ou Nouvelle-France (partie supérieure de la carte)
- taille 2 : Contrée de la Louisiane (partie inférieure de la carte)
- taille 3 : Labrador ou terre des Esquimaux (sous le toponyme Canada ou Nouvelle-France); Floride (sous le toponyme Contrée de la Louisiane); Nations sous le nom d’Outaouais (sous le toponyme Canada ou Nouvelle-France, mais en rouge comme les toponymes des colonies anglaises)
- taille 4 : Panimaha et Acacea (sous le toponyme Contrée de la Louisiane); Virginie (en noir, mais chevauchant la frontière franco-britannique)
- taille 5 : Acadie et Terre-Neuve (colonies françaises); Nouvelle-Angleterre et Pennsylvanie (colonies anglaises en rouge)
Deux toponymes amérindiens soulèvent des questions particulières. Bien qu’imbriqué sous le toponyme Canada ou Nouvelle-France, le toponyme Nations sous le nom d’Outaouais est en rouge. Cette couleur étant attribuée aux colonies anglaises, on peut s’interroger sur la signification de cette singularité. Une marque de considération pour de précieux alliés? Il en va tout autrement pour le toponyme Pays des Iroquois inscrit en petite taille et en noir. Une façon de minimiser de redoutables alliés des Anglais? Par ailleurs, les nations amérindiennes qui ne constituent pas un enjeu politique sont tout simplement ignorées (exemple : Montagnais).
La délimitation des frontières entre les possessions françaises et les colonies anglaises est indiquée précisément en pointillés de couleur rouge. La Nouvelle-Suède n’est pas délimitée, mais son toponyme en noir indique son exclusion de l’espace britannique. Les colonies anglaises sont donc confinées sur les rives de l’Atlantique, entre la rivière Saint-Georges et la baie de Chesapeack. Tout le reste de l’Amérique du Nord est sous l’hégémonie de la France.
Dans l’ensemble, la carte de 1688 de Franquelin illustre bien la puissance française en Amérique du Nord. Mais cette hégémonie est toute relative. Elle est effective dans la vallée du Saint-Laurent, en Acadie et à Terre-Neuve. Dans les autres régions, elle est assurée par une présence militaire (forts) ou commerciale (magasins) parmi les Amérindiens. Par ailleurs, Franquelin localise les établissements espagnols en Floride, mais il ne délimite pas la frontière franco-espagnole.
L’analyse sommaire de cette carte exemplaire nous permet d’apprécier le travail admirable de Jean-Baptiste Franquelin. Sa carte fut d’ailleurs bien accueillie par Louis XIV qui lui confia le soin de dresser une carte générale de la Nouvelle-France et de découvrir d’autres territoires en son nom. La Première Guerre intercoloniale empêchera le géographe du roi d’accomplir cette mission.
Jean-Baptiste Franquelin est né en 1650 et décédé en France après 1712. Il a séjourné en Nouvelle-France de 1672 à 1692, un séjour entrecoupé de voyages en France. En 1683, il avait épousé Élisabeth Aubert, veuve et déjà mère de huit enfants. Le couple a eu cinq enfants. Sa femme et plusieurs de ses enfants ont péri lors d’un naufrage dans l’archipel des Sept-Îles, en 1693. Franquelin n’est jamais revenu en Amérique après cette tragédie.
Références
[ 1 ] Brisson, Réal. – La charpenterie navale à Québec sous le régime français : les 100 premières années de la charpenterie navale à Québec : 1663-1763. – Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1983. – 320 p. – (Edmond-de-Nevers). – ISBN 2-89224-030-1. – Cote BAnQ : 623.82 B859ce 1983.
[Extrait de la carte de l’Amérique du Nord (1688) de Jean-Baptiste Franquelin : Cul-de-Sac, site et habitat, p. 50-51.]
[ 2 ] Burke-Graffney, M. W. - «Franquelin, Jean-Baptiste-Louis». – Dictionnaire biographique du Canada. – Québec : PUL, 1969. – Cote BAnQ : 920.071 D5547 1966 v.2. – Tome II, p. 236-239. – [Version numérique].
«En 1688, [Franquelin] apportait avec lui [en France] une fort belle carte représentant toute l’Amérique du Nord connue à l’époque, pour répondre à une requête de la cour qui désirait une carte où seraient indiquées les frontières entre la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre.» (p. 237)
[ 3 ] Charbonneau, André. – Un cartographe de Québec au XVIIe siècle : Jean-Baptiste Louis Franquelin. – Mémoire présenté à la Faculté des Études supérieures de l’Université de Montréal en vue de l’obtention du M.A. Histoire. – Montréal : Université de Montréal, 1972. – 204 p. – Cote LSH : D 7 U54 1972.2 v.2.
[La carte de 1688 est analysée aux pages 125-127 et 161-162, mais aussi dans plusieurs autres parties du mémoire, en lien avec l’ensemble de la production cartographique de Franquelin. À la page 116, l’auteur précise que Franquelin a utilisé la projection en forme de trapèze dans la carte de 1688.]
Sur le tracé du Mississipi : «Malheureusement, Franquelin fut trompé par La Salle et il a introduit dans la cartographie européenne une erreur de plusieurs degrés dans le cours inférieur du Mississipi.» (p. 23)
[ 4 ] Cumming, W. P. et al. – The Exploration of North America, 1630-1776. – Toronto : McClelland & Stewart, 1974. – ISBN 0-7710-2491-6. – Cote BAnQ : 970 E96ex 1974.
[Carte de l’Amérique du Nord (1688) de Jean-Baptiste Franquelin, en noir et blanc : p.41; commentaires sur deux erreurs (Mississipi et Missouri) et deux nouveautés (rivière Ohio distincte de la rivière Wabash; première indication du lac Mistassini sur une carte) : p. 40.]
[ 5 ] Litalien, Raymonde ; Palomino, Jean-François ; Vaugeois, Denis. – La mesure d’un continent : atlas historique de l’Amérique du Nord, 1492-1814. – Québec : Septentrion, 2007. – 300 p. – ISBN 978-2-89448-519-4. – Cote BAnQ : 911.7 L775m 2007. – [Présentation].
[Citation : p. 104 et 107; Carte de l’Amérique du Nord (1688) de Jean-Baptiste Franquelin, p. 106-107; Dompter l’Atlantique Nord : marins et savoir nautique, p. 70-73; Portrait d’un cartographe : Jean-Baptiste Franquelin, géographe du roi à Québec, p. 104-107; La grammaire des cartes, p. 280-281.]
[ 6 ] Miquelon, Denis. – «Les Pontchartrain se penchent sur les cartes de l'Amérique : les cartes et l'impérialisme, 1690-1712». – Revue d'histoire de l'Amérique française. – Vol. 59, N° 1-2 (2005). – P. 53-71. – [Version numérique]. – [Document consulté le 20 janvier 2008].
«Ainsi, l'Amérique connue par les deux ministres [Louis de Phélypeaux de Pontchartrain et son fils Jérôme de Phélypeaux de Maurepas] jusqu'à l'été 1699 est celle de Franquelin. [...] Les nombreuses cartes de Franquelin à partir de 1684 font voir, par leur échelle continentale, les interrogations impérialistes des Pontchartrain.» [P. 64 et 71]
[ 7 ] Randier, Jean, dir. – La marine à voile : dictionnaire encyclopédique illustré des termes nautiques et du langage à bord des grands voiliers. – Paris : Arthaud, 1979. – 348 p. – ISBN 2-7003-0290-7. – Cote BAnQ : 387.2043 N314nar2 1979.
[L’évolution des navires, p. 138; Instruments de dessin et de calcul, p. 325-326.]
[ 8 ] Requemora, Sylvie. – «L’espace dans la littérature de voyages». – Études littéraires. – Vol. 34, no 1-2, 2002. - ISSN : 1708-9069. – [Version numérique].
Extrait d’un commentaire sur les armes du roi : « […] la carte de la Nouvelle-France, dessinée par Franquelin en 1688, est décorée par un globe fleurdelisé surmonté aussi d’une couronne, mais sur lequel est esquissée l’embouchure du Saint-Laurent : ce n’est plus la France qui égale le monde, mais c’est la Nouvelle-France, son correspondant sur le continent américain.»
[ 9 ] Roy, Pierre-Georges. – Un hydrographe du roi à Québec : Jean-Baptiste-Louis Franquelin. – Ottawa : Société royale du Canada, 1920. – Cote BAnQ : 925.26 F835r 1920.
Exposition
La Grande Bibliothèque va présenter une exposition exceptionnelle intitulée Ils ont cartographié l'Amérique, du 26 février au 24 août 2008. Quelque 150 cartes anciennes seront alors exposées dans la Salle d'exposition principale, au niveau M.
La carte de l’Amérique du Nord (1688) y sera exposée, ainsi que trois autres cartes de Jean-Baptiste Franquelin.