19 octobre 2018

Dissemblance et figuration / Fra Angelico

Le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman (né en 1953) propose une dense réflexion sur l’œuvre picturale du dominicain Fra Angelico (1400-1455).

Précédée d’une Présentation, la monographie compte deux parties: Couleurs du mystère et Lieux prophétiques. Chacune de ces parties est constituée de sept chapitres. Près d’une centaine d’illustrations sont insérées entre ces deux parties. L’ouvrage est complété par les Notes, l’Index des noms, le Sommaire et le Crédit photographique.

Présentation

La présentation est constituée de trois sections: l’origine et le but de l’étude, l’hypothèse fondamentale du livre, la peinture pratiquée par Fra Angelico. Cette partie liminaire permet au lecteur de saisir la nature de l’étude et la démarche de l’auteur français. Ainsi, les notions de figuration et de dissemblance, dans le contexte contemporain du peintre du Quattrocento, révèle l’élément fondamental de la peinture religieuse, à savoir le mystère de l’Incarnation. Dans la première partie, la recherche de l’auteur va de la forme au contenu. Au contraire, dans la seconde partie, la recherche va du contenu à la forme.

Première partie / Fra Angelico, peintre de la dissemblance


Le premier chapitre traite des questions de figure et de forme en prenant pour exemple la peinture Noli me tangere (Ne me touche pas, vers 1438-1450). La première section analyse l’œuvre selon l’approche traditionnelle de l’historien de l’art Erwin Panofsky (1892-1968) dans son étude de l’art de la Renaissance. Dans la seconde section du chapitre, l’analyse de cette œuvre est présentée par l’auteur selon une approche novatrice en fonction de Fra Angelico. Le contexte de la production de l’œuvre est détaillé: la formation dominicaine et la culture élargie du peintre, les ressources documentaires d’une bibliothèque adjacente, les destinataires de la fresque. À titre d’exemple, l’auteur s’attarde à interpréter certains éléments significatifs de la peinture, comme ceux présents dans le détail ci-dessus: les deux valeurs de couleur verte, les taches blanches et rouges, les relations entre celles-ci et les stigmates du Christ, les trois petites croix rouges. Et de conclure: «De tels signes ont valeur de déplacement, de passage, d’association, et non de définition, d’identification ou de prédication.»

Le chapitre suivant traite de la subtilité des images. Dans la première section, l’auteur souligne les interprétations traditionnelles des images dans les écrits de Grégoire le Grand (540-604), Cristoforo Landino (1424-1498) et Michael Baxandall (1933-2008). Dans la deuxième section, après avoir cité Giovanni di Genova (12..-1298), l’auteur reformule et précise davantage son hypothèse fondamentale, à savoir que l’acte pictural consiste à produire la mémoire du mystère de l’Incarnation. Dans la dernière section, l’auteur analyse la Madone des ombres (vers 1438-1450). Il s’attarde aux quatre marbres multicolores du registre inférieur ignorés par les historiens de l’art. Il démontre l’utilisation insolite de ces zones multicolores dans de nombreuses œuvres de Fra Angelico, en particulier celles liées au thème de la Vierge.

Le troisième chapitre porte sur le quadruple sens de l’Écriture sainte. Dans son exposé, l’auteur se réfère à de très nombreux auteurs de l’Antiquité et du Moyen Âge. La première section aborde le paradoxe figuratif en lien avec l’incarnation (mystère) et la transsubstantiation (eucharistie). Dans la section suivante, l’auteur explique les quatre sens de l’Écriture en explorant les termes histoire, allégorie, tropologie et anagogie. Dans la dernière partie, l’auteur confronte le modèle séculaire du quadruple sens de l’Écriture à l’humanisme renaissant exprimé par Leon Battista Alberti (1404-1472) dans son De pictura (1435).

Le quatrième chapitre traite de la dialectique du dissemblable. L’auteur relate d’abord l’étymologie du mot dissemblable, depuis Platon (428-348) jusqu’à Thomas d’Aquin (1224-1274). Ensuite, il aborde l’esthétique de Fra Angelico en soulignant la portée des marbres du registre inférieur de la Madone des ombres: «ils constituent en un sens le comble de l’humilité picturale.» À la lumière de la pensée de Denys l’Aréopagite (vers 500), longuement expliquée, l’auteur formule une hypothèse pour une compréhension théologique des deux registres superposés de la Madone des ombres. La dernière section du chapitre précise la nature purement opératoire de la figure. Celle-ci a trois fonctions qui font l’objet des chapitres suivants: mémoire du mystère, préfiguration, présence.

L’implicite des figures. Le chapitre cinq concerne la conception moyenâgeuse de l’art de la mémoire (du mystère de l’Incarnation), exemples à l’appui. Dans la première section, l’auteur explique le rôle des images selon Thomas d’Aquin et Giovanni di San Gimignano (vers 1300). Dans la section suivante, il présente les trois principes figuratifs utilisés par Giotto (1266-1337), ainsi que les théories de l’image efficace. La dernière section s’attarde à la temporalité multiple des images (passé, présent, futur). Plusieurs exemples cités dans ce chapitre ont trait aux Annonciations, dont les taches et les marbres sont des composantes.

Le destin des figures. La première section du chapitre six explique le cercle temporel de l’Annonciation: conception (25 mars), naissance (25 décembre) et mort du Christ (25 mars). Dans la section suivante, la métaphore du blanc est illustrée par l’analyse de plusieurs œuvres, dont des Annonciations et des Crucifixions, et l’Adoration des Mages (cellule 39). La dernière section souligne l’indétermination exemplaire des marbres de Fra Angelico, après avoir cité deux exemples: Enlèvement du Christ (Pietro Lorenzetti, vers 1320-1328) et Cène, Crucifixion, Déposition et Résurrection (Andrea del Castaglo, 1445-1450).

Le virtuel des figures. Dans le chapitre sept, l’auteur revient à l’énigme des grandes surfaces tachetées. Il propose trois éléments de réponse en explorant la signification de l’autel et du sacrement de l’onction. Il conclue son exposé en considérant les quatre pans multicolores de la Madone des ombres comme des surfaces de contemplation.

Deuxième partie / L’Annonciation au-delà de son histoire


La première section du huitième chapitre présente l’Annonciation relatée dans les Évangiles selon les grands exégètes et théologiens du Moyen Âge. La deuxième section synthétise les paradoxes de l’Incarnation: le Christ vrai homme et vrai Dieu. Dans les deux parties suivantes, l’auteur confronte les interprétations traditionnelle et spirituelle des Annonciations de Fra Angelico sous l’angle de la figuration de l’espace-temps.

Le chapitre neuf traite de la figuration de l’infigurable. Dans la première section, au moyen d’une analyse terminologique pointue, l’auteur décrit les trois convenances théologiques de l’Annonciation: scripturaire, exégétique et causale. Dans la seconde partie, l’auteur revient à la signification du mot figure: «Bref, figurer une chose, c’est la signifier par autre chose que son aspect. Ce sens du mot figure est fondamental. Il est à la base même du mode de pensée exégétique.» Cette notion de figurabilité prend tout son sens dans un réseau de renvois.

La figure est le temps. Citons la première phrase du chapitre dix pour donner un aperçu typique du contenu du livre et du style de l’auteur: «Il y a dans ‘Annonciation’ le mot annonce, et ce mot suffit à indiquer combien l’idée d’un moment est ici dépassée – relevée, au sens hégélien d’une négation dialectique – dans quelque chose qui semble constituer une véritable concrétion du temps sacré, un nœud de plusieurs temps éloignés dans l’histoire ou même disjoints dans l’ordre ontologique.» Cette section initiale présente la dimension figurale du 25 mars: un passé commémoré, un future préfiguré, un présent mystérieux. Ce passage est illustré par la formule inscrite au bas de l’Annonciation (fresque du corridor septentrional). La longue section suivante porte sur la thématique du cadre et du seuil, les Annonciations de Fra Angelico étant comparées à celles d’autres peintres. La troisième section envisage d’autres possibilités d’interprétation les énigmes d’un tableau religieux du Moyen Âge, en particulier le seuil considéré comme axe de rotation et la colonne comme figure de la conscience. L’analogie de la colonne est développée dans la dernière section du chapitre.

La figure est le lieu. L’auteur traite cette thématique comme celle du temps, c’est-à-dire selon le sens d’un réseautage. Il contextualise précisément son exposé en fonction des corridors et cellules du couvent de San Marco, celui-ci étant destiné et fréquenté par des dévots dominicains. Dans la première section, par exemple, il explique l’emplacement évocateur de la Vierge à droite de la fresque de l’Annonciation (image ci-dessus) et celui du jardin à la gauche. Ensuite, il dégage les liens relationnels en fonction des éléments/sujets et lieux/positions des fresques environnantes. Dans la deuxième section du chapitre, l’auteur s’attarde à expliquer la complexité inouïe du lieu pictural dans le contexte du Quattrocento. Pour ce faire, il évoque longuement Albert le Grand, fondateur de l’aristotélisme chrétien inspiré par la pensée néoplatonicienne. La dernière section du chapitre porte spécifiquement sur lieu pictural de l’Annonciation peint par Fra Angelico, un lieu de mémoire. Ainsi, le jardin est perçu comme un réceptacle de l’Incarnation, c’est la figure de Marie. Cette conception est développée dans les chapitres suivants: Inhabitatio, Inchoatio, Incorporatio.

Dans la lumière du Verbe. La première section porte sur les rôles des trois personnages de l’Annonciation: la Trinité (invisible), la Vierge et l’ange Gabriel. L’auteur considère le jardin comme une métamorphose de Marie en se basant notamment sur les écrits d’Albert le Grand. La seconde section s’attarde aux éléments temple, bibliothèque, livre, étymologie du nom Marie et lettre M.

Dans l’ombre de la Terre. L’auteur développe la thématique de la théophanie en comparant la coprésence de la lumière et de l’ombre sur les fresques de l’Annonciation d’Agnolo Gaddi (1394-1395) et de l’Annonciation (reliquaire de Santa Maria Novella, 1430-1434) de Fra Angelico. Dans la section suivante, il approfondit son étude, son hypothèse, en analysant l’Annonciation du Couvent de San Giovanni par Fra Angelico (vers 1440). La dernière section porte sur la beauté de la Vierge et la coloration de son image.

Dans le giron des couleurs. Le dernier chapitre du livre complète l’exposé de l’auteur sur les paradoxes de la mariologie scolastique. Dans ce contexte, il précise le rôle des couleurs (blanc, rouge, noir): «Éminemment malléables, susceptibles de mélanges, de nuances et de recouvrements, les couleurs – même et surtout lorsqu’elles sont utilisées en petit nombre – permettent au tableau, par le simple jeu des plages et des couches tressées, de mener à bien sa fonction théorique la plus haute: exposer le mystère (non l’expliquer, mais l’impliquer dans les surfaces), en diffusant sur tout le champ du tableau des procédures d’enveloppements subtils, des procédures de virtualités.» La seconde section du chapitre porte sur le rôle de médiation de Marie, notamment par l’analyse de la fresque de l’Annonciation (cellule 3) de Fra Angelico. Les derniers mots porte sur le vêtement dominicain, blanc et noir, car revêtir la couleur, c’est déjà revêtir le mystère des figures.


Appréciation

Une étude exhaustive de l’œuvre de Fra Angelico d’un point de vue exégétique. Une analyse en profondeur sur le peintre et son époque. Une recherche fondée sur une connaissance encyclopédique du christianisme depuis ses sources bibliques, patristiques et doctorales. Une réflexion soutenue qui demande une lecture concentrée. Une exploration instructive et fascinante de l’œuvre dévote d’un grand maître de l’art. Un ouvrage dont le titre pourrait être Le mystère de l’Incarnation peint par Fra Angelico.

Référence

Didi-Huberman, Georges. - Fra Angelico. Dissemblance et figuration. - Paris: Flammarion, 2012. - 447p. - (Champs arts, n° 618). - ISBN 978-2-0812-2775-0. - [Citations, p. 39, 82, 232-233, 237, 363]. - BAnQ: 759.5 A582d 2009.

Images (Fra Angelico, vers 1438-1450, Couvent de San Marco, Florence)

Noli me tangere [détail] (Cellule 1) (Wikimedia Commons)
Annonciation (Couloir septentrional) (Wikimedia Commons)
Annonciation (Cellule 3) (Wikimedia Commons)

Sur la Toile

La dissemblance des figures selon Fra Angelico (Georges Didi-Huberman, Mélanges de l'école française de Rome, 1986, 98-2, p. 709-802) - [Première partie du livre Fra Angelico. Dissemblance et figuration, sans les illustrations].

Exposition

Soulèvements (Georges Didi-Huberman, commissaire / exposition en cours jusqu’au 24 novembre 2018) (Galerie de l’UQÀM et Cinémathèque québécoise)

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