29 juin 2018

Les eaux printanières / Ivan Tourguéniev


Jamais il n’avait ressenti une telle lassitude corporelle et morale. […] Un sentiment de dégoût, de douleur l’oppressait, l’enveloppait de toutes parts dans un brouillard de nuit d’automne ; – et il ne savait comment se délivrer de cette obscurité ni de cette amertume. (P. 275, 276-277)

Las et nostalgique, un aristocrate russe se remémore ses amours de jeunesse. La structure de la nouvelle reflète ces deux temps du récit.

Structure de la nouvelle

La nouvelle est constituée de quatre parties regroupant l’incipit suivi de 44 sections. Les première et dernière parties se situent en 1870. Elle encadrent les parties centrales qui se passent au cours de l’été 1840.

La première partie correspond à l’incipit. La deuxième partie est constituée des sections 1 à 30. La partie suivante regroupe les sections 31-42. La partie finale compte les sections 43 et 44.

Le récit principal se retrouve dans les parties centrales de la nouvelle. Celles-ci se déroulent en Allemagne, successivement à Francfort et à Wiesbaden. Elles pourraient être intitulées par les prénoms Gemma et Marie, les amours successifs du protagoniste Sanine. Ces deux parties auraient pu faire l’objet de nouvelles séparées. Toutefois, le sens profond de la nouvelle provient des parties encadrant le double récit principal.

Par sa longueur, la nouvelle pourrait être considérée comme un court roman. Mais ses caractéristiques la relient davantage à la nouvelle: un récit (principal) se déroulant pendant une brève période de temps, un nombre restreint de personnages et un thème omniprésent.

Portraits et tableaux

La nouvelle est exemplaires à plusieurs égards, notamment pour ses portraits et ses tableaux. En voici quelques-uns à titre d’exemple.

A - Les portraits des principaux personnages: Gemma Roselli, Karl Kluber, Dimitri Sanine Pavlovitch, Hippolyte Sidorytch Polozov et Marie Nokolaïevna Kolychkine.

[ 1 ] Une jeune fille de dix-neuf ans, avec ses cheveux bruns déroulés sur ses épaules nues, et les bras tendus en avant, s’élança dans la confiserie […] Le nez de la jeune fille était un peu grand, mais d’une belle forme aquiline; un léger duvet ombrait imperceptiblement sa lèvre supérieure; son teint était uni et mat – un ton d’ivoire ou d’écume blanche; – les cheveux étaient onduleux et brillants comme ceux de la Judith d’Allori au palais Pitti, – les yeux surtout étaient remarquables, d’un gris sombre, l’iris encadré d’un liseré noir – des yeux splendides, triomphants, même à cette heure où l’effroi et la douleur en assombrissaient l’éclat. […] Gemma portait une ample blouse jaune retenue par une ceinture de cuir noir; elle semblait aussi un peu lasse; elle était légèrement pâle, des cercles noirs entouraient ses yeux, sans pourtant leur enlever leur éclat, et cette pâleur ajoutait un charme mystérieux aux traits classiquement sévères de la jeune Italienne. Cette fois Sanine fut surtout frappé par la beauté élégante des mains de la jeune fille. Lorsqu’elle rajustait ou soulevait ses boucles noires et brillantes, Sanine ne pouvait arracher ses regards de ces doigts souples, longs, écartés l’un de l’autre comme ceux de la Fornarine de Raphaël. (P. 278, 280, 293)

[ 2 ] Il est avéré qu’à cette époque on n’aurait pas trouvé dans tout Francfort un premier commis plus poli, plus comme il faut, plus sérieux ni plus avenant que M. Kluber. Sa toilette irréprochable était en harmonie avec sa prestance et la grâce de ses manières, un peu réservées et froides, il est vrai, un genre britannique, contracté pendant un séjour de deux ans en Angleterre, et en somme d’une élégance séduisante. De prime abord il sautait aux yeux que ce beau jeune homme, un peu grave, mais très bien élevé et encore mieux lavé, était habitué à obéir aux ordres d’un supérieur et à commander à des inférieurs, et que derrière le comptoir de son magasin, il devait fatalement inspirer du respect aux clients. Sa probité scrupuleuse ne pouvait pas être mise en doute; il suffisait pour s’en convaincre d’un coup d’œil sur ses manchettes impeccablement empesées! Sa voix d’ailleurs était en harmonie avec tout son être: une voix de basse assurée et moelleuse, mais pas trop élevée et même avec des inflexions caressantes dans le timbre. (P. 290-291)

[ 3 ] Sanine était un fort beau garçon, de taille haute et svelte; il avait des traits agréables, un peu flous, de petits yeux teintés de bleu exprimant une grande bonté, des cheveux dorés et une peau blanche et rose. Ce qui le distinguait de prime abord, c’était cette expression de gaieté sincère, un peu naïve, ce rire confiant, ouvert, auquel on reconnaissait autrefois à première vue les fils de la petite noblesse rurale russe. Ces fils de famille étaient d’excellents jeunes gentilshommes, nés et librement élevés dans les vastes domaines des pays de demi-steppes. Sanine avait une démarche indécise, une voix légèrement sifflante, et dès qu’on le regardait il répondait par un sourire d’enfant. Enfin il avait la fraîcheur et la santé; mais le trait caractéristique de sa physionomie était la douceur, par-dessus tout la douceur! Il ne manquait pas d’intelligence et avait appris pas mal de choses. Malgré son voyage à l’étranger, il avait conservé toute sa fraîcheur d’esprit et les sentiments qui à cette époque troublaient l’élite de la jeunesse russe, lui étaient totalement inconnus. (P. 300-301)

[ 4 ] Une foule de plans s’entrecroisaient dans son cerveau, mais il ne voyait pas nettement sa voie. Il sortit de l’hôtel pour sentir l’air et réfléchir. Il voulait se présenter devant Gemma avec un plan arrêté. Tout à coup son attention fut arrêtée sur un personnage qui venait en sens inverse, une forme épaisse, mais correctement habillée, qui se balançait en vacillant légèrement sur de gros pieds. Sanine se demanda où il avait vu cette nuque couverte de cheveux d’un blond blanchâtre, cette tête qui semblait chevillée directement sur les épaules, ce dos replet, débordant de graisse, ces bras boursouflés qui pendaient le long du torse. Sanine se demanda s’il se pouvait vraiment qu’il eût devant les yeux Polosov, son camarade de pension, qu’il n’avait pas revu depuis cinq ans. Lorsque le nouveau venu l’eut dépassé, Sanine courut après lui, le devança puis se retourna... Il vit un large visage jaunâtre, de petits yeux de cochon avec des cils et des sourcils blancs, un nez court et plat, de grosses lèvres qui semblaient collées l’une à l’autre, un menton rond et imberbe. À l’expression aigre, indolente, méfiante de cette tête, il n’eut plus de doute, c’était bien Hippolyte Polosov! (P. 355)

[ 5 ] Marie Nicolaevna, née Kolychkine, était une femme qu’on ne pouvait s’empêcher de remarquer. Ce n’est pas qu’elle fût une beauté incontestée: on distinguait nettement en elle les traces de son origine plébéienne. Le front était bas, le nez un peu charnu et légèrement retroussé : elle ne pouvait pas se glorifier non plus de la finesse de sa peau, ni de l’élégance de ses mains et de ses pieds... mais que signifiaient ces détails? Celui qui la voyait ne restait pas en contemplation devant une «beauté sacrée» comme disait le poète Pouchkine, mais devant le prestige d’un vigoureux et florissant corps de femme, russe et tzigane... et il n’y avait pas moyen de ne pas tomber en arrêt devant elle. […] Lorsque Maria Nicolaevna souriait, on voyait se creuser sur chacune de ses joues non pas une, mais trois petites fossettes – et ses yeux souriaient plus encore que ses lèvres, longues, empourprées et rayonnantes avec deux minuscules grains de beauté à gauche. (P. 366, 367)

B - Quelques tableaux: jardins privé et public, dîner et premier amour.

[ 1a ] Il faisait extrêmement chaud dehors; après le déjeuner Sanine voulut se retirer, mais ses hôtes lui dirent que par une pareille chaleur il valait beaucoup mieux ne pas bouger de sa place; et il resta. Dans l’arrière-salon où il se tenait avec la famille Roselli, régnait une agréable fraîcheur: les fenêtres ouvraient sur un petit jardin planté d’acacias. Des essaims d’abeilles, des taons et des bourdons chantaient en chœur avec ivresse dans les branches touffues des arbres parsemées de fleurs d’or; à travers les volets à demi clos et les stores baissés, ce bourdonnement incessant pénétrait dans la chambre donnant l’impression de la chaleur répandue dans l’air au dehors, et la fraîcheur de la chambre fermée et confortable paraissait d’autant plus agréable... (P. 294)

[ 1b ] À cinq heures du matin, Sanine était déjà réveillé; à six heures il était tout habillé et à six heures et demie, il se promenait dans le jardin non loin d’un petit pavillon que Gemma avait indiqué dans son billet. La matinée était calme, tiède et grise. Par moments il semblait qu’il allait pleuvoir; cependant en étendant la main on ne sentait rien, bien qu’il fût possible de distinguer sur la manche du pardessus de minuscules gouttelettes, de la grosseur de perles de verre toutes menues. Pas plus de vent que si ce phénomène n’avait jamais existé. Les sons ne s’envolaient pas mais se répandaient dans l’air. Dans le lointain une vapeur blanche s’épaississait lentement; l’air était embaumé du parfum des résédas et des fleurs d’acacias. Les boutiques n’étaient pas encore ouvertes, mais déjà l’on apercevait des piétons dans la rue; de temps en temps une voiture isolée roulait bruyamment... Il n’y avait pas de promeneurs dans le jardin. (P. 341-342)

[ 2 ] Qui ne connaît pas le classique dîner allemand? Une soupe aqueuse avec de grosses boulettes de pâte et de la cannelle ; un bouilli archi-cuit, sec comme un bouchon, nageant dans de la graisse blanche gluante et flanqué de pommes de terre devenues poisseuses, et de raifort râpé. Ensuite, un plat d’anguille tournée au bleu, arrosée de vinaigre et semée de câpres, auquel succède le rôti servi avec de la confiture, et l’inévitable Mehlspeise, une sorte de pouding qu’accompagne une sauce rouge et aigre. Il est vrai qu’en revanche, le vin et la bière étaient de premier choix! (P. 304)

[ 3 ] Ces jeunes gens aimaient pour la première fois; tous les miracles du premier amour s’accomplissaient en eux. Le premier amour, c’est une révolution! Le va-et-vient monotone de l’existence est rompu en un instant; la jeunesse monte sur la barricade, son drapeau éclatant flotte très haut, et quel que soit le sort qui lui est réservé – la mort ou une vie nouvelle – elle envoie à l’avenir ses vœux extatiques. (P. 345)

Dans un contexte scolaire, ces descriptions peuvent servir de modèles.

Histoire

Cette nouvelle est une fiction psychologique analysant finement les amours de jeunesse. Toute l’action est centrée sur ce thème, plus précisément sur les sentiments ressentis et exprimés par les personnages. Le contexte socio-économique du récit est esquissé, mais seulement pour soutenir le jeu des personnes impliquées dans l’histoire. Celle-ci est encadrée par une réflexion portant sur le bilan de vie du protagoniste devenu âgé, dans la perspective d’une mort plus ou moins prochaine.

Références

Tourguéniev. - Romans et nouvelles complets. - Tome III. - Textes traduits par Françoise Flamant, Henri Mongault et Édith Scherrer. - Paris: Gallimard, 1986. - (Bibliothèque de la Pléiade, n° 326). - ISBN 2-07-011099-0. - BAnQ: Tourguéniev T7273r. - [Eaux printanières, traduction, notice et notes par Édith Scherrer, p. 275-407 et 1050-1077].

Les citations sont tirées de l’édition de 1895, chez Ernest Flammarion (Paris); traduction par Michel Delines. - Bibliothèque électronique du Québec (BéQ).

Image

Photo © Claude Trudel 2018

Aucun commentaire: