La ballade d’Ali Baba / Catherine Mavrikakis
La mer m’apparaissait pour la première fois dans sa nature primitive, sauvage, ignoble et merveilleuse.
Montréal, c’était bien, mais cette ville ne peut constituer la fin de mon voyage.
Mais mort, comme vivant, on ne peut avoir de lieu à soi ni de nostalgie…
Je refais avec toi la route de mon enfance.
Je sors tout droit d’une époque qui a disparu. Je suis la préhistoire et le monde à ses origines.
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Afin de me situer dans l’espace-temps du récit, j’ai d’abord pris connaissance des titres des chapitres tout en les numérotant et en comptant leurs pages:
01 / 12 / Key West - 31 décembre 1968
02 / 11 / Las Vegas - Février 1970
03 / 28 / Montréal, sous la neige - Février 2013
04 / 11 / Montréal - Les samedis au début des années soixante
05 / 10 / Alger - 1939
06 / 27 / Montréal - Février 2013
07 / 13 / Florence - 1966
08 / 08 / Alger - 1948
09 / 24 / Montréal - Juin 2013
10 / 12 / Kalamazoo - Été 1968
11 / 08 / New York - 1957
12 / 21 / Retour à Key West - 31 décembre 2013
Sept villes réparties sur trois continents, l’Afrique du Nord, l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale: une ville québécoise (90 pages), quatre villes américaines (64 pages, dont Key West, 33 pages), une ville algérienne (18 pages) et une ville italienne (13 pages). Trois décennies (en huit chapitres, 1939-1970) et une année (en quatre chapitres, 2013): 1939 (Alger), 1948 (Alger), 1957 (New York), 1960s (Montréal), 1966 (Florence),1968 (Key West, Kalamazoo), 1970 (Las Vegas), 2013 (Montréal, Key West). En douze chapitres, un récit complexe en perspective (185 pages).
01 / L’incipit s’ouvre sur l’aurore d’une journée à l’extrémité de la Route 1 menant à l’archipel floridien des Keys. L’atmosphère est d’abord nostalgique, avec l’évocation de la période 1920-1950 et les temps géologiques, puis évocateurs du milieu attendu en ce 31 décembre 1968: Au bout du chemin, il y aurait… Le narrateur (ou la narratrice) se fond dans le nous.
La suite du chapitre apporte des précisions sur les protagonistes: le père, conducteur d’une Buick Wildcar turquoise, et ses trois filles: les jumelles Adriana et Alexia, âgées de 6 ans, et la narratrice, âgée de 9 ans. Les détails du voyage, de Montréal à Key West, sont relatés avec beaucoup de détails: deux jours de trajet, avec un arrêt à Florence (Caroline du Sud). Plus encore, le contexte familial est spécifié, soit la récente séparation de ses parents. L’arrêt à Islamorada est pittoresque, mais sanguinaire. La suite du récit est consacrée à l’observation de la nature et à la description de la personnalité du paternel.
02 / La narratrice, maintenant âgée de 10 ans, décrit l’atmosphère et le décor du Sahara Casino and Resort (Las Vegas) qui avait quelque chose de la caverne d’Ali Baba. Elle explique, avec lucidité, comment son père se sert d’elle vis-à-vis son public de parieuses. Confiée à une gardienne de l’hôtel, Rosemary, elle éprouve le bonheur de voir arriver l’acteur Jerry Lewis, sans plus se soucier de son père.
03 / En se dirigeant vers la bibliothèque de l’Université McGill, entre chien et loup, selon l’expression mainte fois répétée, la narratrice décrit une tempête de neige par temps glacial. Elle secourt un vieillard lui rappelant son père décédé neuf mois plus tôt. Le vieil homme interpelle sa fille Érina, une auteure célèbre. Sa voix évoque celle d’Ali Baba et des quarante voleurs, ainsi que celle de personnalités ayant marqué son enfance. Il lui parle de sa compagne Sofia, de son ex-femme Régine, d’un certain copain Peter et de Paul, l’ex-ami d’Érina.
La narratrice raconte ensuite les dernières années de démence de son père décédé à l’âge de 78 ans, ses huit dernières années de réfugié malade chez Régine. L’agonie de Vassili Papadopoulos, celui qui avait abandonné sa famille pendant plusieurs décennies, est racontée à la fin du chapitre, après l’évocation d’un cadavre de renard à Kalamazoo, en 1968, chez la tante de la narratrice.
04 / Au cours des années 1960, les produits de la mer en vente à la poissonnerie Waldman font l’objet d’une longue description par la narratrice. Les origines de ses parents sont dévoilées: sa mère une Française de Normandie; son père né en Grèce, mais ayant passé son enfance en Algérie. La suite du récit se poursuit avec les autres emplettes sur le boulevard Saint-Laurent et l’heureuse vie familiale dans le quartier grec de la métropole.
05 / La narratrice raconte le départ de la Grèce de la famille de Vassili, en 1939, pour fuir la guerre. Les descriptions des ports de Rhodes et d’Alger sont illustrées avec minutie et d’une façon attrayante. Les liens familiaux sont précisés, ainsi le lecteur apprend que la narratrice Érina a le prénom de sa grand-mère et que sa tante s’appelle Dina. Seulement âgé de 6 ans, Vassili éprouve un vif sentiment de responsabilité envers sa mère, ses trois frères et sa sœur, tous immigrants à Alger sans la présence du chef de famille.
06 / La narratrice accompagne son père au 29e étage d’une tour à logements, située à l’angle des rues Milton et Sainte-Famille. Sa rencontre avec Sofia, la compagne de son père, lui rappelle son ancienne amitié avec Christina, résidant auparavant dans le même édifice. Elle lui rappelle surtout les événements marquants de son enfance, tout en évoquant la vie de son père aussi bien dans l’Ancien Monde qu’ici. Au cours de ce chapitre très dense, Hamlet est cité fréquemment.
07 / Âgée de 6 ans, la narratrice participe à un voyage familial en France, en Suisse et en Italie. L’arrivée à Florence est épique, mais la famille finit par loger chez Gabriele, dans la ravissante campagne toscane. Le voyage se poursuit sur la Riviera jusqu’à Marseille où résident des membres de la famille de son père. La narratrice révèle pourquoi son père l’aimait tant, sa fille aînée lui rappelant sa mère Érina enterrée à Alger. Puis, ce fut le retour précipité à Montréal.
08 / La narratrice raconte l’enfance et l’adolescence de son père à Alger, alors qu’Érina souffre d’un cancer du sein. La personnalité du jeune Vassili est caractérisée avec moult détails et exemples, en insistant sur son dévouement indéfectible envers sa mère, tout en insistant sur son charme naturel. Dans ce chapitre, la narratrice compare la Casbah à la caverne d’Ali Baba.
09 / Après avoir évoqué le printemps, la narratrice décrit son arrivée au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, dans la nuit du 23 au 24 juin, pour remplir la promesse faite au fantôme de son père quelques mois plutôt. Celui-ci vient à sa rencontre et la conduit finalement à sa tombe, celle de Vassili Papadopoulos (1934-2012). Assistée par un fossoyeur fantomatique, la narratrice déterre et emporte les cendres de son père.
10 / Une double douleur surgit lors du voyage familial et l’arrivée à Kalamazoo (Michigan), celle d’un renard blessé mortellement par Vassili et celle de Régine, humiliée par les infidélités de son mari. La narratrice passe une semaine, avec ses amis, à observer la putréfaction du renard, alors que devant sa sœur Madeleine, sa mère dénonce la cruauté de Vassili. Deux semaines plus tard, celui-ci s’enfuit en Grèce. Le chapitre se termine par le divorce demandé et obtenu par Régine.
11 / Âgé de 23 ans, Vassili quitte Alger pour aller à New York, en passant par Marseille et Le Havre. Fuyant la Guerre d’Algérie, il ambitionne de devenir Américain, de repartir à zéro. Au cours de la traversée, il se remémore ses visites hebdomadaires à la tombe de sa mère Érina (1911-1949), ses espiègleries enfantines à la Casbah, l’enrôlement de ses frères dans l’armée française d’occupation et sa sœur qui a rejoint leur père à Montréal.
12 / Âgée de 54 ans, en route vers Key West, la narratrice protagoniste s’adresse directement aux cendres de son père: «Tu es là. Je refais avec toi la route de mon enfance.» Au South of the Border, chez El Pedro, à la frontière mitoyenne entre les Carolines, elle évoque la caverne d’Ali Baba. Arrivée, à Islamorada, elle s’identifie à la préhistoire, au monde à ses origines. Puis, au bout de Key West, elle s’apprête à quitter son père, et le lecteur, par ces derniers mots nostalgiques: «Tu seras éternel. Tu seras dans tous les récits. Tu seras lové au cœur de tous les possibles. Tu ne seras plus rien.»
Le récit se termine là où il avait commencé puisqu’il s’agit d’un retour sur le passé, sur celui d’une femme d’âge mûr en deuil de son cher père. Un roman émouvant, aussi loufoque que mélancolique. Une œuvre qui mériterait d’être approfondie dans le contexte de ses nombreuses évocations artistiques et littéraires, notamment celles de la pièce tragique Hamlet et du conte merveilleux Ali Baba et les quarante voleurs.
Référence
Mavrikakis, Catherine. - La ballade d’Ali Baba. - Montréal: Héliotrope, 2016. - 206p. - ISBN 978-2-923-97543-6. - Bibliothèques de Montréal et BAnQ: C MAV et Mavrikakis M461b. - [Citation, p. 15, 108, 160, 186, 199].
Auteure
Catherine Mavrikakis (Professeure titulaire, Université de Montréal)
Sur la Toile
Catherine Mavrikakis: au nom du père (Entrevue de l’auteure avec Marie-Louise Arsenault, Radio-Canada, 28 août 2014)
Ailleurs (Martine-Emmanuelle Lapointe, Voix et Images, automne 2014)
Le père fantôme (Danielle Laurin, Le Devoir, 6 septembre 2014)
Catherine Mavrikakis: sur la route du père (Chantal Guy, La Presse, 6 septembre 2014)
«Il y a dans la mort quelque chose d’apaisant»: une conversation avec Catherine Mavrikakis (Entrevue de l’auteure avec Pierre-Luc Landry, mmeh, 18 septembre 2014)
Catherine Mavrikakis: La ballade d’Ali Baba (Julie Ledoux, Voir, 26 novembre 2014)
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