La carte de 1831 de Bouchette
Dans le troisième chapitre de ses Mémoires, Robert-Shore-Milnes Bouchette (1805-1879) raconte la genèse de la carte topographique de 1831 réalisée par son père Joseph Bouchette (1774-1841). Voici des extraits de son récit divisé en trois parties (1829-1832) : la collecte d’informations, le voyage à Londres et la production de la carte.
La collecte d’informations
Mon père travaillait sans relâche à la réalisation de son grand projet de doter son pays d'une édition nouvelle et beaucoup plus considérable de son œuvre géographique. Il me demanda de lui aider à recueillir les matériaux dont il avait besoin. Comme il tenait à puiser chaque renseignement à sa source même, nous eûmes à visiter tous les établissements des deux Canadas, les nouveaux comme les anciens, les colonies lointaines comme les centres plus rapprochés. Nous collectionnions des cartes locales pour les compiler à loisir, nous prenions en note de nombreuses et de précieuses statistiques. Partout où nous allions nous trouvions les gens non seulement pleins de bonne volonté, mais préparés à nous renseigner, car mon père annonçait ses tournées d'avance par la voie des journaux, en priant les personnes qui pouvaient le renseigner de lui procurer certaines données qu'il spécifiait. Il avait aussi distribué dans tous le pays des circulaires imprimées dans le même but. Cette méthode, parait-il, était celle que mon père avait adoptée pour son premier ouvrage publié en 1815, sous les auspices de l'Assemblée législative du Bas-Canada.
Le voyage à Londres
J'étais sur le point de dire un mot de notre départ pour l'Angleterre où mon père devait publier son second ouvrage sur l'Amérique Britannique. Le 29 septembre 1829, par une radieuse journée, nous nous embarquâmes sur un très beau navire, le General Wolfe, commandé par un homme compétent et bien élevé, le capitaine Stamworth. Mon père, ma mère et moi étions les seuls passagers de cabine. Pendant qu'on appareillait, je m'installai sur la poupe du vaisseau et je dessinai la vue de Québec qui est reproduite dans le premier volume de l'ouvrage de mon père. Pendant la traversée, le temps fut presque constamment beau et le vent favorable ; aussi le voyage fut-il charmant. Le 24 octobre nous entrions dans la Mersey et nous débarquions dans l'opulente ville de Liverpool.
Nous nous trouvions à Liverpool, au moment où l'on inaugurait avec pompe le tunnel du chemin de fer Liverpool et Manchester. Sur l'invitation des directeurs, nous assistâmes à la cérémonie. Je ne puis oublier l’impression singulière et nouvelle que me causa le mouvement rapide de ces wagons remplis de monde se précipitant sur un plan incliné et s'engouffrant sous terre.
Pendant notre séjour à Liverpool, nous nous retirâmes à l'hôtel Eagle. Après avoir visité les endroits les plus intéressants, nous nous rendîmes à Londres par la diligence, en passant par Birmingham. Je ne dirai rien de ce voyage pourtant rempli d'incidents qui composeraient un chapitre. Nous entrâmes à Londres par Tyburn. La soirée était déjà avancée lorsque nous remontâmes Oxford Street entre deux rangées interminables de réverbères. À mesure que nous avancions, les magasins devenaient plus grands et plus brillants, les voitures plus nombreuses, la foule plus dense et la rumeur plus assourdissante. Ces spectacles si extraordinaire et si nouveau pour moi, me causa un véritable éblouissement. Je ne pus que contempler sans analyser et me former quelque idée de la grandeur de la métropole où j'entrais, par la pensée que ce que je voyais n'était que le seuil d'une capitale contenant à cette époque près de 2,500,000 êtres humains, soit trois fois plus de monde que n’en contenaient alors les provinces canadiennes !
La production de la carte
Nous descendîmes à l'hôtel Bedford, Covent Garden, où nous trouvâmes à la fois l'élégance et le confort. Cet hôtel était situé à proximité des principaux théâtres seulement le voisinage immédiat du marché de Covent Garden, lui enlevait quelque chose de sa vogue. Nous y serions demeurés cependant si nous avions voyagé en simples touristes. Mais nous avions traversé l'Océan pour parachever une œuvre géographique et littéraire longue et laborieuse ; il nous fallait donc un appartement de plusieurs pièces, le calme et le silence de la retraite. Nous occupâmes en conséquence une maison garnie dans Baker Street, Portman Square, où nous commençâmes sur-le-champ à préparer pour le graveur et pour l'imprimeur les trois grandes cartes du Canada et des autres provinces de l'Amérique Britannique, ainsi que la description historique et topographique de ces pays, c’est-à-dire l'ouvrage qui a paru en 1831. Les cartes furent gravées par Walker, Bedford Street, Russell Square, et publiées par Wyld, géographe du roi, Charing-Cross. Le livre fut imprimé par Davidson, et publié par Longman & Rees, Paternoster Row, Il était en trois volumes ornés de nombreuses gravures et comprenait, outre la description géographique, un dictionnaire topographique.
Mon père s'était rendu à Londres, pour la publication de cet ouvrage, sous les auspices du gouvernement du Canada. Il était accrédité auprès de lord Goderich, le secrétaire des colonies. Celui-ci le reçut avec courtoisie, prit connaissance du prospectus de l'ouvrage et fut très encourageant. Après dix-huit mois de travail incessant, consacré à la préparation des cartes manuscrites et à l'examen minutieux que faisait mon père lui-même des épreuves que nous envoyait le graveur, nous pûmes enfin passer de la partie topographique à la partie littéraire. Nous possédions une masse énorme de matériaux. L'étendue et le plan général de l'ouvrage étaient depuis longtemps déterminés, mais il restait encore beaucoup à faire avant de pouvoir remettre le manuscrit entre les mains de l'imprimeur. Nous savions avec quelle rapidité les grands établissements comme celui de Davidson composent, et l'impatience des imprimeurs lorsqu'il leur faut attendre la « copie ». Nous nous consacrâmes donc entièrement à cette tâche et plus de la moitié de l'ouvrage était écrite avant l’envol des premières feuilles à l'imprimerie. Cependant, malgré ces précautions, dès que l'impression fut en marche, les épreuves et les revises s’accumulaient sur nos tables au point qu'il m'est arrivé souvent, durant les derniers six mois, de travailler jusqu'à deux et trois heures du matin avant de pouvoir expédier ce qui se trouvait devant moi.
On peut s'imaginer avec quelle satisfaction mon excellent et infatigable père put contempler un matin sur sa table de travail, dans une reliure provisoire, un exemplaire complet des British Dominions in North America et du Topographical Dictionary of Lower Canada. Je partageais sa joie. Une série complète des cartes était déjà tirée, de sorte que nous nous trouvions en possession du résultat complet de nos deux années de travail ardu. Nous éprouvions quelque chose des sensations du marin qui après un long et périlleux voyage rentre enfin sain et sauf au port.
Image
Topographical map of the district of Montreal (1831) (Joseph Bouchette) (Collection numérique de cartes et plans de BAnQ)
Références
Bouchette, Robert Shore Milnes. – Mémoires. – Recueillis par son fils Errol Bouchette et annotés par A.-D. Decelles. – Montréal : La Compagnie de publication de la Revue canadienne, 1903. – 129 p. – Cote BAnQ : 920.9971038 B7539m 1903. – [L’exemplaire conservé à la Collection nationale ne peut pas être consulté, son état étant trop dégradé. Par contre, des exemplaires conservés dans la Collection universelle de prêt et de référence de la Grande Bibliothèque peuvent être consultés sur place].
Boudreau, Claude. – La cartographie au Québec, 1760-1840. – Québec : PUL, 1994. – xii, 270 p. – ISBN 2-7637-7350-8. – Cote BAnQ : 526.09714 B756ca 1994. – [L’auteur étudie de façon exhaustive la carte de 1831 de Joseph Bouchette, p. 123-175].
Sur la Toile
Les cartes de Joseph Bouchette peuvent être consultées dans la Collection numérique de cartes et plans de BAnQ.
Les Mémoires sont disponibles en plusieurs versions numériques :
Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) (pdf)
Bibliothèque et Archives Canada (BAC) (pdf)
Classiques des sciences sociales (Jean-Marie Tremblay) (doc, pdf, rtf)
Les versions au format pdf peuvent être converties au format epub avec le gratuiciel Calibre (Kovid Goyal).
Les biographies de Joseph, Robert-Shore-Milnes et Robert-Errol Bouchette sont disponibles dans le Dictionnaire biographique du Canada en ligne (DBC).
Une carte interactive de la ville de Londres peut aussi être consultée sur la Toile :
Greenwood Map of London 1830 (Christopher and John Greenwood 1824 to 1826, with additions to 1830) (MOTCO)
Ajout (26 septembre 2015)
Carte générale de Joseph Bouchette:
1831 - Amérique du Nord britannique - To His most Excellent Majesty King William IVth, This Map of the Provinces of Lower & Upper Canada, Nova Scotia, New Brunswick, Newfoundland & Prince Edward Island with a large section fo the limited States, Compiled / from the last & most approved Astronomical observations, Authorities & recent Surveys, is with His Majesty's most gracious & special permission most humbly & gratefully dedicated by... Joseph Bouchette, Deputy Surveyor of the Province of Lower Canada ; engraved by J. & C. Walker / Joseph Bouchette (1774-1841), James Wyld (1812-1887) / Graveur J. & C. Walker (Londres) / Éditeur James Wyld, May 2nd (London) - Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Un exemplaire de cette carte peut être consulté au Centre de conservation de BAnQ sous la cote G/3400/1831/B68 DCA.
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Livre numérique gratuit
L'Atlas du Québec compte trois parties. La première contient un répertoire de cartes et plans relatifs au Québec couvrant cinq siècles. La deuxième est un guide d’interprétation d’anciennes cartes géographiques selon trois étapes: observation globale de la carte, analyse de ses éléments et élaboration d’une synthèse. La troisième présente quelques descriptions de cartes exemplaires.
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