29 décembre 2016

Un dangereux terroriste

Sofiane est mort.
Il avait vingt ans, l’âge de mon fils.
C’était aussi mon neveu, le fils de mon frère.

La nouvelle de l’écrivaine algérienne Maïssa Bey compte vingt-quatre pages. Intitulée Sofiane B., vingt ans, elle raconte la quête de la narratrice pour comprendre pourquoi et comment son neveu a pris le maquis pendant la guerre civile des années 1990.

L’incipit est composé de deux parties, chacune débutant par la même phrase: «Sofiane est mort». Dans la première, la narratrice indique la source de cette nouvelle tragique, l’âge de Sofiane (identique à celui de son fils), son souvenir d’un enfant timide rudoyé par son père, et le qualificatif communiqué par les forces de l’ordre et véhiculé par les journaux, «un dangereux terroriste». Dans la seconde partie, la narratrice se remémore sa dernière rencontre avec Sofiane alors âgé de quinze ou seize ans, toujours timide mais bien bâti, manifestant de la tendresse envers sa sœur dernière-née. À ses côtés, tout aussi silencieuse que lui, sa jumelle Amina.

La partie suivante nous introduit dans les méandres de l’introspection de la narratrice. Questions et réminiscences fusent dans sa tête: l’étiolement des visites familiales causé par la guerre, sa révolte contre son frère aîné, très jeune, voulant la contrainte à l’obéissance, les circonstances de la mort de Sofiane relatées dans le journal, des suppositions sur ses crimes possibles, l’incrédulité envers des faits allant à l’encontre des bons souvenirs de son neveu.

Dans la troisième partie, la narratrice-protagoniste est saisie par un impératif doublement répété: «Il me faut comprendre.» Elle ajoute: «Qui pourra m’expliquer et me faire admettre l’idée que des petits garçons rieurs ou timides, espiègles ou sages, peuvent devenir un jour des criminels capables des pires monstruosités?» Avec son mari, elle se rend dans le petit village où habite la famille de son frère. Un village dévasté, à l’image de tant d’autres. Les abords de la maison sont déserts, sans doute parce que le voisinage a peur de frayer avec une famille réprouvée.

Les retrouvailles sont d’une tristesse intense. Son frère qui pleure dans les bras de sa sœur. Malika, la mère de Sofiane, qui récite une litanie: «Ils l’ont trompé, ils l’ont entraîné avec eux, il était trop jeune, il ne pouvait pas comprendre.» Les voisines compatissantes entourant Malika, ayant vécu une situation similaire, sont aussi résignées, car interdites de parole par leur père, leur mari et leurs fils. Elles sont impuissantes, souffrantes et désespérées. Son frère qui accuse tout le monde, sauf lui. Sa belle-sœur emmurée dans sa douleur.

Dans la cinquième partie, se déroulant pendant la nuit, Amina vient rejoindre sa tante pour se délivrer de son terrible remords. C’est un tournant dans le récit de cette nouvelle. La compréhension recherchée par la narratrice surgira des confidences de sa nièce, la jumelle de Sofiane: «À moi maintenant de retrouver le fil […]. À moi d’essayer de reprendre ou de comprendre cette histoire, l’histoire de cet enfant qui avait voulu prouver au monde qu’il était un homme, un vrai, en empruntant le seul chemin qui s’offrait à lui […].»

Dans la dernière partie, la narratrice révèle l’enfance oppressante d’Anima, sans cesse humiliée par ses frères aînés. La nuit venue, les jumeaux se rencontraient en cachette. De son côté, Sofiane finit par haïr son père qui le rabroue et l’humilie. À l’extérieur, il trouvera refuge et compréhension: «Ce que voulait Sofiane, c’était échapper à l’emprise de ce père intransigeant, mais c’était aussi et surtout faire quelque chose de sa vie.» C’est ainsi qu’il se laissa convaincre par ses amis et certains de ses professeurs. Anima, impuissante devant cette transformation, ne pouvait le retenir.

Le dernier paragraphe de la nouvelle relate le départ inopiné de Sofiane de la maison, «un matin d’hiver et de pluie», et la brève et vaine attente de son retour par sa sœur jumelle et leurs parents.

Commentaire

Cette présentation succincte témoigne de l’intensité de la nouvelle de Maïssa Bey, de la sensibilité et de la perspicacité de cette écrivaine algérienne. Relisons la conclusion de la préface de son recueil de nouvelles: «Fragments de vie ciselés au burin de mes angoisses, éclats de voix au seuil de la folie, bouches fermées où tremble le cri ou le sanglot retenu au creux de ces pages, chaque instant de ces vies ne peut s’inscrire que comme une pulsion de la mémoire de tout un peuple que l’on voudrait réduire au silence.» Soulignons enfin que cette nouvelle, cette œuvre de fiction, est d’une terrible actualité.

Référence

Bey, Maïssa [Samia Benameur]. - «Sofiane B., vingt ans». - Nouvelles d’Algérie. - [Grand prix de la Nouvelle de la Société des gens de lettres]. - Avignon: Éditions de l’Aube, 2016 © 1998. - 171p. - ISBN 978-2-8159-1981-4. – P. 69-92. - [Citations des trois phrases initiales, p. 69 et 70]. - Bibliothèques de Montréal et BAnQ: Bey B5731n.

Sur la Toile

Maïssa Bey (Wikipédia)

Algerian Novelist Maissa Bey: The Rebel’s Daughter (Entrevue avec Suzanne Ruta)
Un corps qui danse (Dominique Le Boucher)
Maïssa Bey, la voix des femmes d'Algérie (Entrevue avec Liliane Charrier, TV5 Monde)
La représentation du masculin dans la nouvelle «Sofiane B., vingt ans» de Maïssa Bey (Victoria Gustavii)

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