23 août 2011

Toute une rue rasée




Par suite d’un manque presque absolu d’eau et la difficulté de s’en procurer, une douzaine de maisons situées à Beaurivage de la Longue-Pointe, où l’incendie s’est déclaré, samedi matin, ont été incendiées entièrement et il n’en reste plus maintenant qu’un mélange indescriptible de plâtres, de cendre et de métal tordu.

Et quand on passe en voiture sur la route qui mène de Beaurivage à la Pointe-aux-Trembles, on reste tout surpris par le spectacle étrange de nombreuses tentes blanches, qui s’élèvent tantôt groupées, comme des roulottes de Bohémiens, tantôt éparses, comme des campements de chasseurs.

Ayant ressenti une fois toutes les sensations de malaise et de tristesse au spectacle de leur foyer détruit, ces gens, qui sont aujourd’hui sur le pavé, prennent leur situation en bonne humeur et songent instantanément à se retrouver de nouvelles habitations. Mais la tâche sera difficile, car il n’y a guère de maisons inhabitées en ce moment dans le village et dans les environs.

Origine de la conflagration

C’est une explosion de poêle à gazoline à l’hôtel de M. Joseph Chevalier qui fut la cause de toute cette conflagration. Madame Sheppard, la sœur du propriétaire de l’établissement, venait d’allumer le poêle pour préparer le déjeuner, quand l’essence prit feu, éclata avec un bruit sourd, enveloppant dans une vaste flamme, la pauvre femme.

Celle-ci sortit et à ses cris de douleur, les voisins se portèrent à son secours. Pendant que les uns lui donnèrent les soins d’urgence, les autres donnaient l’alarme.

Il était huit heures

Les pompiers de la localité placèrent des boyaux, tant bien que mal, à la borne-fontaine de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu. La pression était insuffisante. On n’obtenait qu’un mince filet d’eau et cependant la flamme agitée sous le vent nord-est se précipitait dans une course rapide vers les maisons voisines de l’établissement CHEVALIER, qui n’était plus qu’un énorme brasier d’où s’échappaient des milliers de brandons.

C’est Mme la supérieure de l’hôpital qui avisa par téléphone le chef Tremblay de la gravité de la situation. Celui-ci donna ordre à l’instructeur Doolan, du poste No.-7 de partir immédiatement avec les voitures et l’équipe nécessaire pour combattre efficacement l’incendie.

Malheureusement, malgré une course rapide, - ils prirent un peu plus de dix minutes pour arriver à Beaurivage, - leur manœuvre fut vaine dans ces débuts. Le manque d’eau réduisait leur travail à l’impuissance.

Aide d'un remorqueur

Ce que voyant, l’instructeur Doolan demanda à la Commission du Port de leur envoyer si possible le remorqueur à incendie le « St-Pierre ». Vingt minutes plus tard, le remorqueur était ancré à Beaurivage et à l’aide de deux boyaux lançait des jets d’eau d’une pression de 140.

Dès lors, nos pompiers purent travailler avec plus d’efficacité. L’incendie avait éclaté chez M. Chevalier, dont la maison fait le coin des rues Notre-Dame et Trudel. Une demi-heure tard, toutes les maisons situées dans le rectangle formé par ces deux dernières rues et la rue Perreault étaient atteintes par les flammes.

Une soixantaine d’habitants de la localité étaient venus porter main-forte aux pompiers et leur besogne à tous, sous les ordres de l’instructeur Doolan fut active et efficace. Car on admet aujourd’hui que si le bateau «St-Pierre » n’était venu à temps, tout le reste des maisons qui sont situées près de la grève, auraient également disparu dans la conflagration.

L’incendie fut mis sous contrôle vers midi et ne fut entièrement éteint que l’après-midi vers les cinq heures, alors que le capitaine Croteau, du « St-Pierre » invita les pompiers à venir prendre leur repas bien mérité après un si rude travail.

Étant donné les difficultés à obtenir une pression suffisante et l’impossibilité de placer les pompes à incendie près du rivage, on n’a qu’à se féliciter de la manœuvre des pompiers.

« Depuis trente ans que je suis dans le service, - nous a dit l’instructeur Doolan, je n’ai jamais été dans une situation pareille. »

Rumeurs et pertes matérielles

Toutes sortes de bruits couraient dans Beaurivage, samedi après-midi. On disait que des femmes et des enfants avaient péris dans l’incendie. Enquête faite, il n’en est rien. Il n’y a que Mme Sheppard, qui ait été brûlée grièvement. On l’a conduite à l’hôpital Notre-Dame, où les médecins ne désespèrent pas de la sauver.

Les pertes totales s’élèvent entre $60,000 et $75,000. La plupart des propriétaires ont des assurances. Ce sont MM. Joseph Chevalier, Ludger Lavoie, Idola Lavoie, Anathase Tremblay, Jos. Tremblay, Lachapelle, Moïse Robert, père; Moïse Robert, fils, Grégoire Tremblay, Philippe Desaulniers, Raoul Bonneau, Jos. Bélair, M. Capson, Grégoire Lapointe, Étienne Lavoie.

La plupart des locataires, - un peu plus de trente familles, ont sauvé une partie de leur ménage.

Négligence de la ville

Au lendemain de l’incendie, on accuse la ville de négligence. Cette conflagration était inévitable, de l’aveu de la plupart, à cause de l’absence d’aqueduc. Voici ce qu’a dit, à ce sujet, l’échevin du quartier, M. Larivière :

« La ville est responsable parce qu’elle aurait dû aux termes de la loi, donner un système de protection contre le feu à la Longue-Pointe, dans un délai de un an après l’annexion. Or, la ville ayant manqué à ses engagements, elle met les habitants de la Longue-Pointe dans l’impossibilité de se défendre efficacement contre l’incendie, il en résulte donc qu’elle doit prendre à sa charge tous les dommages qui, de ce fait, peuvent survenir.

Je vais m’occuper sans retard de cette question, ajoute l’échevin Larivière. Je confierai l’affaire à Mtre Laflamme, pour qu’il établisse si la ville est responsable et à quel degré. De la réponse de l’avocat dépendra mon attitude future. Dans tous les cas, s’il est reconnu que la ville doit être tenue responsable, nous n’hésiterons pas à la poursuivre et nous aurons recours à moyen tant que l’aqueduc que l’on nous doit n’aura pas été construit. »

Référence

« Douze maisons incendiées à la Longue-Pointe | L’explosion d’un poêle à gazoline allume un incendie qui rase toute une rue. – Une trentaine de familles sont sans abri. – Une femme est douloureusement brûlée. L’eau manque. Sous des tentes. » - La Patrie. - 33e année, n° 133 (31 juillet 1911). - Page 2. - [Collection numérique de BAnQ].

Les photographies ci-dessus sont intégrées à l'article original. Par contre, le titre et les sous-titres affichés sur ce blogue ont été ajoutés.

Propriétaires

L’annuaire Lovell (Montréal, 1909-1910) recense quelques-uns des propriétaires des maisons incendiées dans le village de Beaurivage de la Longue-Pointe :

Joseph Chevalier, copropriétaire de l’Hôtel Montréal et maître de poste, 129, rue Notre-Dame
Jean-Baptiste Lachapelle, menuisier, 20, rue Perreault
Grégoire Lapointe, ouvrier, 21, rue Perreault
Étienne Lavoie, ouvrier, 16, rue Perreault
Ludger Lavoie, conducteur de locomotive, 9, rue Perreault
Jos. Tremblay, palefrenier, 30, rue Perreault

La population de Beaurivage était alors d’environ 1 000 habitants.

Toponymie

La rue Perreault est dénommée rue de Beaurivage depuis le 23 novembre 1950. Cette dénomination rapelle l'ancien village de ce nom (30 mars 1898 au 4 juin 1910).

La rue Trudel est désignée rue Honoré-Beaugrand depuis le 22 juin 1973 en l'honneur du fondateur de La Patrie (1879). Honoré Beaugrand (1848-1906) a été maire de Montréal (1885-1886). Il a écrit le célèbre conte La chasse-galerie (1891).

Source : Abboud, Christiane, dir. - Les rues de Montréal. Répertoire historique. - Montréal : Méridien, 1995. - 547 p. - ISBN 2-89415-139-X.

Antoine Trudel (1662-1701), un des fils de Jean Trudel (v1629-1695) et Marguerite Thomas (v1634-1699), arrivés au Québec en 1655, est le premier Trudel à s’être établi sur l'île de Montréal, plus précisément à la Longue-Pointe. On peut supposer que le nom rue Trudel devait rappeler son établissement sur cette rue éponyme.

Lecture complémentaire

Hubert, Jocelyne. – Histoires vraies. Le Fait divers dans la presse du XVIe au XXIe siècle. – Paris : Magnard, 2007. – 215 p. – (Classiques & contemporains). – ISBN 978-2-210-75498-0. – Cote BAnQ : 070.4330944 H67325 2007. – [Ouvrage destiné aux élèves de 3e secondaire].

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